11 février 2024

Intervention à la conférence nationale du PST-POP du 10 février 2024 : les classes sociales en Suisse


Chères et chers camarades,

 

Nous aurions pu commencer ce cycle de conférences ouvertes aux membres en vue de l’adoption d’un nouveau programme politique du PST-POP par bien des sujets. La rédaction d’un programme politique peut être abordée par bien des angles. Si nous avons choisi de partir de l’analyse de la Suisse, et plus spécifiquement de sa structure de classe, ses rapports de classe aujourd’hui, c’est bien parce que la réalité de la division de la société en classes sociales, et la lutte qui les oppose, constitue précisément la base sur laquelle une société s’édifie, et qui détermine en dernière instance toute le reste. Qui détermine également la stratégie de notre Parti.

 

Comme tout parti politique, le PST-POP tire sa raison d’être d’incarner, de représenter politiquement certains intérêts et aspiration de classe bien déterminés, et de chercher à les faire prévaloir. Contrairement à la plupart des autres partis politiques de notre pays, non seulement il en est conscient, mais il l’affirme ouvertement. Il fut fondé en effet explicitement comme parti politique de la classe ouvrière. Son nom, du reste, affirme par lui-même son ancrage de classe : Parti Suisse du Travail (« Travail » par opposition au « Capital »), Parti Ouvrier Populaire.

 

Le deuxième programme politique du PST-POP, datant de 1968, qui était lui-même une version mise à jour du premier, datant de 1959, définit clairement notre Parti comme un Parti de classe :

 

« Le Parti du Travail est l’unique force politique qui s’oppose réellement au régime capitaliste et à la domination de la bourgeoisie. Il est aussi l’unique parti qui soit fidèle aux principes du socialisme scientifique. Il est le seul parti qui lutte pour une transformation fondamentale de la société, pour la prise de pouvoir par les ouvriers et les paysans, pour une Suisse nouvelle qui mettra le travail à la première place et supprimera l’exploitation de l’homme par l’homme, la crainte du lendemain, la peur du chômage, de la maladie, de la vieillesse. Le Parti du Travail joue donc dans la politique suisse un rôle nécessaire et irremplaçable.

Le Parti du Travail est l’héritier des meilleures traditions démocratiques et progressistes du mouvement ouvrier suisse et de l’esprit humaniste de notre peuple. Il a groupé dans ses rangs depuis 1944 les communistes, les socialistes et les sans parti qui avaient uni leurs forces avant et pendant la seconde guerre mondiale pour lutter dans notre pays contre le fascisme et la guerre et contre la réaction.

Le Parti du Travail est une communauté où se sont librement associés pour la lutte politique des citoyens et des citoyennes animés des mêmes convictions, des socialistes et des communistes. Il est le détachement le plus conscient et le plus discipliné des classes laborieuses ».

 

Pour l’essentiel, cette définition demeure juste aujourd’hui. Le tout est que le Parti soit à la hauteur de cette définition. C’est un combat de tous les jours que d’y parvenir.

 

Un des objectifs majeurs adoptés par le XXIVème Congrès du PST-POP était d’organiser notre Parti en tant que Parti des travailleuses et travailleurs. Quelques pas ont été réalisés en ce sens, comme la constitution d’un département syndical fonctionnel dans ses instances nationales, l’adoption d’une résolution pour une campagne pour la réduction du temps de travail par le Comité central, et une participation active du Parti au mouvement de lutte des travailleuses et travailleurs de la construction. L’organisation du Parti sur les lieux de travail, et pas uniquement sur une base territoriale, reste en revanche un objectif encore lointain. Un sondage auprès de nos membres a aussi montré qu’ils sont, pour plus de la moitié d’entre eux, fonctionnaires ou enseignants. Un grand travail reste à faire pour que notre Parti devienne réellement celui des travailleuses et travailleurs de notre pays.

 

Mais qu’est-ce que cela signifie, un parti de classe, un parti de la classe ouvrière ? L’incipit du Manifeste du Parti communiste est bien connu : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes ». 

 

Ce qui est moins généralement compris, c’est que cette thèse, si elle n’est pas manifestement fausse, recouvre une théorie générale du conflit social, dans toutes ses dimensions, et pas uniquement l’affrontement direct entre classes dominantes et classes opprimées. La contradiction fondamentale de toute formation sociale est celle opposant les deux classes, respectivement exploiteuse et exploitée, de son mode de production dominant : pour une société capitaliste, la contradiction entre bourgeoisie et prolétariat. La lutte de classe, c’est avant tout l’opposition irréductible, antagonique, entre ces deux classes. Mais c’est aussi le combat pour leurs intérêts d’autres classes, héritées du passé, ou bien produites par le mode de production dominant, et les alliances, provisoires ou temporaires que celles-ci concluent avec, respectivement, la bourgeoisie et le prolétariat : anciennement la noblesse féodale, la petite bourgeoisie, l’encadrement, et peut-être d’autres. La lutte des classes, c’est aussi la lutte pour l’hégémonie entre classes dominantes, et la lutte internationale de différentes bourgeoisies nationales pour des débouchés commerciaux, le contrôle de matières premières, de marchés, de zones d’influences…C’est aussi la lutte de pays du Sud global pour se libérer des chaînes du néocolonialisme et de l’échange inégal, pour un développement endogène – en ce cas la question sociale peut prendre une forme principalement nationale. La lutte des classes recouvre également la lutte des femmes pour mettre fin à une division sociale du travail inégale, un système patriarcal construit à leur détriment. La lutte des classes recouvre certainement d’autres contradictions objectives encore.

 

Si la classe ouvrière est la seule classe réellement révolutionnaire, de par ses conditions d’existence, dans une société capitaliste, la seule classe capable de conduire la lutte de classe jusqu’au bout, jusqu’au renversement de la classe dominante, et l’édification d’une nouvelle société socialiste, phase de transition vers une société communiste où la division de la société en classes ne sera plus, elle doit néanmoins, si elle veut pouvoir triompher, prendre en compte toutes ces contradictions, et faire converger toutes ces luttes émancipatrices en un combat anticapitaliste commun. Car cette convergence ne va pas de soi. Il peut exister des contradictions tendancielles entre différentes exigences émancipatrices, toutes également légitimes en elles-mêmes, qui, si elles ne sont pas résolues dans un sens de convergence des luttes, peuvent être exploitées par la bourgeoisie pour les dévoyer, et cimenter des alliances sociales à son profit, au profit du maintien du système dominant. L’intégration d’une partie de la classe ouvrière à un projet impérial, en échange de quelques retombées de l’exploitation des peuples colonisés, la rupture de ce fait de la solidarité internationaliste, n’est que l’exemple le plus connu de ce type de stratégie de la part de la classe dominante. Dans les conflits sociaux objectivement existants la dimension de lutte des classes n’est pas toujours directement évidente, c’est le rôle de l’analyse scientifique que la déceler.

 

Ainsi que l’écrit Lénine dans Que faire ?, la conscience de classe pour la classe ouvrière est quelque chose d’extrêmement exigeant :

 

« La conscience de la classe ouvrière ne peut être une conscience politique véritable si les ouvriers ne sont pas habitués à réagir contre tout abus, toute manifestation d'arbitraire, d'oppression, de violence, quelles que soient les classes qui en sont victimes, et à réagir justement du point de vue social-démocrate, et non d'un autre. La conscience des masses ouvrières ne peut être une conscience de classe véritable si les ouvriers n'apprennent pas à profiter des faits et événements politiques concrets et actuels pour observer chacune des autres classes sociales dans toutes les manifestations de leur vie intellectuelle, morale et politique, s'ils n'apprennent pas à appliquer pratiquement l'analyse et le critérium matérialistes à toutes les formes de l'activité et de la vie de toutes les classes, catégories et groupes de la population. Quiconque attire l'attention, l'esprit d'observation et la conscience de la classe ouvrière uniquement ou même principalement sur elle-même, n'est pas un social-démocrate ; car, pour se bien connaître elle-même, la classe ouvrière doit avoir une connaissance précise des rapports réciproques de la société contemporaine, connaissance non seulement théorique... disons plutôt : moins théorique que fondée sur l'expérience de la vie politique. Voilà pourquoi nos économistes qui prêchent la lutte économique comme le moyen le plus largement applicable pour entraîner les masses dans le mouvement politique, font œuvre profondément nuisible et profondément réactionnaire dans ses résultats pratiques. Pour devenir social-démocrate, l'ouvrier doit se représenter clairement la nature économique, la physionomie politique et sociale du gros propriétaire foncier et du pope, du dignitaire et du paysan, de l'étudiant et du vagabond, connaître leurs côtés forts et leurs côtés faibles, savoir démêler le sens des formules courantes et des sophismes de toute sorte, dont chaque classe et chaque couche sociale recouvre ses appétits égoïstes et sa “nature” véritable; savoir distinguer quels intérêts reflètent les institutions et les lois et comment elles les reflètent. »

 

Une stratégie de classe pour le PST-POP suppose, premièrement qu’il devienne le Parti de la classe ouvrière, et deuxièmement, l’art de la formation d’alliances avec d’autres classes et couches sociales intéressées à un changement de société. Ces alliances ne vont pas de soi, et doivent être fondées sur une analyse scientifique de la société, et rendre justice aux exigences et revendications particulières de ces différentes classes et couches sociales afin de cimenter l’alliance. Par opposition à tout populisme de gauche - qui croit pouvoir construire un clivage binaire peuple versus élites sur la base de critères plus ou moins arbitrairement choisis en fonction d’une dimension de communication plutôt que d’une analyse scientifique, et qui voit le peuple comme une masse indivise – une alliance de classe ne peut être fondée que sur des critères objectifs, scientifiquement attestés, et ne peut être que l’aboutissement d’un patient travail qui prend à la fois en compte la complexité de la réalité et des exigences et revendications particulières des différences composantes de l’alliances et de l’objectif commun, qui ne peut être amené et suivi jusqu’au bout que par la classe ouvrière. Le « peuple », alors, loin d’être un tout indivis et immédiatement saisissable, est le résultat de cette stratégie d’alliance cimentée par le parti de la classe ouvrière.

 

Comment le PST-POP a-t-il pensé une telle alliance de classe ? Comme il est encore écrit dans le programme politique de 1968 du PST-POP :

 

« La classe ouvrière, la paysannerie laborieuse, les artisans et commerçants, les employés, les techniciens, les intellectuels constituent ensemble les vraies forces créatrices du pays et l’immense majorité de sa population. Or toutes ces couches sociales sont exploitées par le grand capital, que ce soit à titre de salariés ou de producteurs agricoles, de consommateurs ou de locataires, de débiteurs, etc. Qu’il s’agisse des uns ou des autres, leur niveau de vie ou leur existence même sont menacés par les monopoles industriels et bancaires et par la concentration capitaliste.

Le grand effort qui s’impose, c’est donc de grouper ces forces aujourd’hui dispersées en un puissant mouvement populaire, de forger leur union à travers des actions communes pour la défense de leurs intérêts communs contre les trusts et les puissances d’argent ».

 

Cette stratégie d’alliance, de rassemblement de ces classes et couches sociales autour de la classe ouvrière, en vue d’un changement de rapport de forces et de premier pas vers un changement de société, était-elle juste ? Certainement. Elle était fondée sur une analyse scientifique, marxiste, de la société suisse de cette époque. Elle reste certainement juste dans ses grandes lignes aujourd’hui. Toujours est-il que le Parti ne fut pas en mesure de mettre cette stratégie alors, et que ce qu’il représente actuellement n’est qu’une fraction de ce qu’il était en 1968. Et la Suisse d’aujourd’hui est naturellement différente de ce qu’elle était il y a cinquante ans. Il faudrait reprendre aujourd’hui ce travail à nouveau frais, ce qui suppose premièrement une analyse scientifique de la société suisse et de sa structuration en classes, et deuxièmement une lutte de tous les instants pour une alliance entre les classes et couches sociales intéressées objectivement à un changement de société. Ce qui est tout sauf une sinécure, comme la situation présente du Parti ne le démontre que trop bien.

 

Le Parti se doit de redéfinir sa stratégie, sur la base d’une analyse scientifique de la société suisse d’aujourd’hui, et se donner les moyens de la mettre en œuvre, de vaincre afin de pouvoir enfin rompre avec le capitalisme et de changer cette société. Au rythme de la dégradation accélérée de notre planète, causée par la course au profit à court terme et à tout prix, il ne nous reste que peu d’années pour cela.

 

Mais le PST-POP peut y parvenir. Le seul fait que notre Parti existe toujours depuis 80 ans, malgré tous les propagandistes bourgeois qui prédisaient sa disparition imminente, prouve qu’il a un rôle irremplaçable à jouer dans la société suisse. Encore faut-il qu’il s’en donne les moyens. Mais notre Parti en est certainement capable. Parce que, à part lui, personne ne peut le faire.

 

La conférence d’aujourd’hui, la très utile présentation du professeur Ueli Mäder que nous venons d’écouter, et le débat qui va suivre cet après-midi, devraient grandement contribuer à cette avancée décisive en vue d’un programme politique du PST-POP, et, dans un avenir prochain, d’une transformation radicale de notre pays.

 

30 décembre 2023

Discours du Parti du Travail, 9 novembre 2023

 


Le 9 novembre 1932, l’armée suisse tirait sur une manifestation pacifique, ouvrière, socialiste et communiste, pour protéger un meeting fasciste, organisé par un homme qui à la Libération sera condamné à mort par contumace par la République française, pour complicité avec les crimes du IIIème Reich.

 

Loin d’être exceptionnel, ce scandaleux massacre n’était qu’un de plus dans une longue série. C’était en effet une pratique usuelle, depuis que le capitalisme existe, pour la bourgeoisie de réprimer les mouvements de protestations de la classe ouvrière, les grèves même les plus incontestablement légitimes, à balles réelles en faisant appel à son armée ; d’interdire les syndicats et les organisations politiques qui luttent pour une alternative au capitalisme ; de collaborer avec l’extrême-droite à l’occasion aussi. La droite « libérale » n’y a jamais rien vu à redire. Ce n’est que grâce à nos luttes que ces pratiques ont cessé d’être la norme.

 

Certes, aujourd’hui l’armée n’est plus mobilisée – pour l’instant du moins – en Suisse pour tirer à balles réelles sur des mouvements de protestation qui ont le malheur de déplaire au pouvoir en place. Mais la police s’est militarisée depuis, et peut très bien remplir ce rôle. Il suffit de regarder la France, qui ne peut plus en aucun cas passer pour un État de droit ni guère pour une démocratie, et dont le gouvernement, qui légifère à coup de 49.3, utilise sa police – massivement infiltrée par l’extrême-droite et de facto au-dessus des lois – comme une armée contre son propre peuple. Nous n’en sommes heureusement pas encore là en Suisse, mais les ressemblances avec la France commencent à devenir inquiétante à bien des égards.

 

Le véritable acharnement policier et judiciaire contre les mouvements sociaux – souvent pour des faits de désobéissance civile extrêmement bénins – des procédures judiciaires dont le but est à l’évidence de terroriser celles et ceux qui essayent de s’opposer à l’ordre établi, ne rappelle que trop que l’essence de l’appareil policier et judiciaire en régime bourgeois est celui d’un appareil de répression au service de la classe dominante, dont l’objectif est maintien de l’ordre existant, même par des moyens arbitraires, disproportionnés, non-conformes à la légalité bourgeoise elle-même s’il le faut. Il suffit de comparer l’acharnement répressif contre celles et ceux qui s’opposent face à la destruction accélérée de notre planète pour le profit d’une minorité, et l’extrême mansuétude de la justice bourgeoise envers les criminels en col blanc, dont les pires méfaits sont souvent même légaux : jouer au tennis dans un hall d’entrée d’une succursale de Crédit Suisse ou maculer de gouache rouge une devanture de cet bientôt défunte banque est pénalement réprimé, les agissements sciemment illégaux des managers qui l’ont coulée ne seront jamais poursuivis. Comble de l’absurdité sémantique, les militantes et militants qui s’engagent pour que la planète reste, tout simplement, vivable sont qualifiés d’« éco-terroristes », alors que les agissements des multinationales, écocidaires et souvent assassins, sont non seulement légaux, mais protégés par les pouvoirs publics. Et, il convient de remarquer que, contrairement à l’acharnement policier et judiciaire contre les mouvements sociaux, la police fait pour le moins peu de zèle à enquêter sur les crimes de l’extrême-droite.

 

Nous ne devons pas seulement nous souvenir des tragiques événements du 9 novembre 1932, mais en tirer toutes les leçons. Non seulement dire « plus jamais ça ! », mais aussi lutter sans concessions contre les héritiers politiques de ceux qui ont donné l’ordre de tirer alors, et qui n’hésiteront pas à le refaire, – plutôt que de rechercher un illusoire compromis avec eux – ainsi que contre leur régime, qui n’a pas changé ni ne peut changer, car telle est son essence. Pour le Parti du Travail, il n’y a aucun doute là-dessus.

Un nouveau mandat de négociation avec l’UE, aussi inacceptable que le défunt accord-cadre, et pour les mêmes raisons

Durant la campagne électorale pour les élections fédérales de cet automne, la plupart des partis politiques ont préféré éviter le sujet des relations entre la Suisse et l’UE. C’est que, depuis la décision prise unilatéralement par le Conseil fédéral d’enterrer l’accord-cadre il y a trente mois, la question est devenue explosive. Le défunt accord-cadre n’aurait manifestement eu aucune chance en votation populaire, parce qu’il a cumulé les oppositions. Mais la décision de quitter la table des négociations de la part du Conseil fédéral, sans alternative claire, a créé une impasse dans les relations entre la Suisse et l’UE. La Commission européenne a réagi de façon hostile, par des manœuvres de représailles, y compris sur des dossiers sans rapport avec le champ couvert par l’accord-cadre, et en refusant de renouveler les accords bilatéraux existants lorsqu’ils parviendraient à échéance, condamnant la voie bilatérale à l’effritement. 

 

Or, le 8 novembre Conseil fédéral a décidé d’annoncer que les entretiens exploratoires entre la Suisse et l’UE sont terminés, et qu’il allait adopter un nouveau mandat de négociation avant la fin de l’année – soit dans sa composition actuelle ; avant même d’attendre les changements dans sa composition suite à sa réélection – et le mettre en consultation auprès des commissions de politique étrangère des deux chambres fédérales et de la Conférence des gouvernements cantonaux. Le même Conseil fédéral qui a traîné les pieds jusqu’à présent devient tout à coup pressé.


Nonobstant, le Conseil fédéral préfère s’avancer prudemment sur ce dossier. Son communiqué de presse du 8 novembre est passablement sibyllin. Le ministre des affaires étrangères, Ignazio Cassis, a préféré ne pas se présenter face à la presse, pour éviter d’avoir à répondre à des questions trop précises. Cependant, si on connaît un peu le dossier, la langue de bois du communiqué devient parlante, et on peut saisir quelles seront les grandes lignes du mandat de négociation.

 

            Et la logique fondamentale du futur mandat de négociation sera globalement la même que celle du défunt accord-cadre. Une phrase du communiqué au moins est limpide : « le paquet prévoit l’inclusion de solutions institutionnelles dans les accords de participation au marché existants, y compris l’accord sur la libre circulation des personnes, afin de garantir leur fonctionnement à long terme. » L’objectif du paquet d’accords que le Conseil fédéral veut négocier est le même que celui de feu l’accord-cadre : une « solution institutionnelle » – soit, en langage eurocratique, la reprise unilatérale par la Suisse de l’ « acquis communautaire », le droit de l’UE, sous peine de représailles dûment spécifiées – afin de participer au marché commun.

 

Restent les trois points d’achoppement qui avaient rendu l’accord-cadre politiquement inacceptable en Suisse : deux critiqués à gauche, la protection des salaires et les aides d’État aux services publics ; et un critiqué à droite, la citoyenneté européenne, qui donneraient potentiellement le droit aux ressortissants de l’UE professionnellement inactifs de toucher des aides sociales. Sur ces trois points, le Conseil fédéral estime qu’au terme des entretiens exploratoires « une large partie de ces questions a pu être clarifiée de manière satisfaisante ». Nonobstant, il admet qu’il « reste toutefois des questions à approfondir ». C’est le moins qu’on puisse dire.

 

En effet, le Conseil fédéral ne donne à peu près aucun détail. Pour les aides d’État, c’est tout juste s’il se contente de dire « que le service public reste en dehors du périmètre des négociations ». Qu’elle est la portée concrète de cette restriction ? Mystère. Des accords doivent encore être négociés sur le transports terrestres et l’électricité. Et, pour l’UE, accord signifie trop souvent ouverture totale au marché. Le Conseil fédéral est tout aussi avare de détails sur comment il compte garantir la protection des salaires en Suisse. Tout juste sait-on que l’UE aurait accepté un principe « même salaire pour un même travail sur un même lieu », et une « clause de non régression » (la Suisse ne serait pas obliger de démanteler davantage son droit du travail si l’UE le faisait à l’avenir). Et rien sur l’éventuel rôle attribué à la Cour de Justice de l’Union Européenne pour trancher les différends. Ce qui serait inacceptable dans la mesure où il ne s’agit pas d’une instance neutre, mais du tribunal suprême d’une des deux parties contractantes.

 

Les syndicats ont exprimé leur opposition, à raison, contre la menace que fait planer sur les intérêts des travailleuses et travailleurs ce nouveau mandat de négociations. Ce la veille du communiqué de presse du Conseil fédéral, soit le 7 novembre. Car le résultat des entretiens exploratoires est loin d’être satisfaisant. Notamment, les frais de séjour des travailleurs détachés seraient alignés sur ceux du pays d’origine, ce qui fait une grande différence d’avec le coût de la vie en Suisse. Or, « la sous-enchère salariale et le travail précaire sont des réalités bien présentes en Suisse aujourd’hui, ce d’autant plus que le travail temporaire, qui a été libéralisé par l’accord sur la libre circulation, a été multiplié par cinq », a justement dénoncé Pierre-Yves Maillard, président de l’USS.

 

Les associations patronales de ce pays sont toutes d’accord pour soutenir une position opposée à celle des syndicats, de soutien au mandat de négociations tel qu’il se dessine.  Elles s’acharnent également sur les syndicats, qu’elles accusent de torpiller indûment le fameux « consensus » et de compliquer inutilement la tâche du Conseil fédéral. Au travers de l’accord unanime des associations patronales, c’est la voix de la bourgeoisie qui s’exprime. Pour ou contre le mandat de négociation tel que voulu par le Conseil fédéral, c’est une question de classe. Il est clair que ce mandat de négociation serait dans l’intérêt avant tout des industries d’exportation et de la finance, pas des travailleuses et travailleurs.

 

La position originale du PST-POP sur la question des relations avec l’UE ne fut guère entendue durant la campagne électorale. Ce qui est bien dommage, vu que c’était le seul parti qui non seulement avait formulé une critique élaborée de l’UE, des accords bilatéraux et du défunt accord-cadre, mais également une alternative politiquement crédible. Une position qu’on peut résumer par : pas de solution institutionnels, accords plus limités, de coopération plutôt que de marché, pour sortir à terme d’une logique de marché et construire une autre société. Une voie difficile à suivre certes, mais qui pourrait amener un réel progrès.

 

A contrario, la gauche réformiste demeure européiste, pour des raisons difficiles à comprendre. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir les deux principaux partis de la gauche réformiste de ce pays, le PSS et les Verts, continuer à soutenir officiellement l’objectif d’une adhésion à terme de la Suisse à l’UE, alors que celle-ci interdirait de fait la réalisation d’une grande partie de leur programme, une politique autre que néolibérale.

 

Certes, les européistes de gauche ont raison sur un point : la Suisse d’aujourd’hui n’est pas moins néolibérale que l’UE. Mais, sans refuser d’entrer dans le carcan de l’UE et de son « acquis communautaire » au seul service du marché, ou sans en sortir, il ne sera jamais possible de bâtir une autre Suisse. Ni une autre Europe.

Le Bonnet rouge, une épopée à la gloire du logo du PST-POP




Le PST-POP et la moitié de ses sections cantonales ont un bonnet phrygien rouge, décliné selon diverses variations, en guise de logo. Pourquoi ce symbole et d’où vient-il ? Dans l’Antiquité romaine, il était rituellement porté par les esclaves affranchis lors de la cérémonie d’affranchissement, ce qui en a fait un symbole de liberté. Mais c’est lors de la Révolution française qu’il acquit sa signification politique moderne, révolutionnaire, marquante pour l’histoire suisse et genevoise (ce n’était pas la même entité étatique à cette époque). Bien que notre Parti et son logo n’y soient pas mentionnés, c’est bien l’histoire de ses origines qui est racontée dans Le Bonnet rouge de l’écrivain suisse Daniel de Roulet. 

 

La motivation de Daniel de Roulet à aborder cette histoire était de nature biographique. Il faut savoir que, avant la Révolution française, les Suisses et le Genevois étaient souvent présents en France en tant que mercenaires, utilisés par la monarchie absolue pour mater le peuple en révolte au besoin. Lors de la Révolution, un de ces régiments appartenait – c’était un business fort lucratif – au marquis Jacque-André Lullin de Châteauvieux, patricien genevois, qui se trouve être l’ancêtre de Daniel de Roulet. Un héritage dont il est difficile d’être fier, et avec lequel le romancier a voulu régler ses comptes. Ce en redonnant grâce à la littérature la parole aux victimes du marquis, ces mercenaires contraints de s’engager dans son régiment pour survivre financièrement, qui n’étaient pour lui que des pions, et qu’il n’hésitait pas à réprimer avec la dernière cruauté sitôt qu’ils lui faisaient perdre de l’argent en faisant simplement valoir leurs droits.

 

Le Bonnet rouge est un poème en vers libres de 160 pages ; une épopée contemporaine, avec pour principal protagoniste Samuel Bouchaye, fils d’un horloger genevois. Première étape en 1782 : révolution genevoise, une révolution populaire et démocratique, contre le régime des patriciens. Une révolution menée au nom des idées de Jean-Jacques Rousseau, qui rythment d’ailleurs le livre. Une révolution mise en échec par l’intervention de la monarchie française. Les révolutionnaires, dont le père de Samuel, doivent s’exiler. Après diverses péripéties, Samuel n’a d’autre choix que de s’engager en tant que mercenaire, et se retrouve dans le régiment de Châteauvieux.  

 

Mais on en vient à la deuxième étape : 1789, la Révolution française. Les régiments suisses refusent de tirer sur le peuple révolté, contrairement à leur habitude. Celui de Châteauvieux, rapatrié dans sa caserne de Nancy, se révolte contre ses officiers, exige la fin de l’arbitraire et le payement des arriérés de solde. La révolte est brutalement matée, 21 insurgés sont pendus, et l’appointé André Soret est même condamné par le conseil de guerre à subir le supplice de la roue, alors qu’il n’avait plus cours en France. D’autres sont condamnés à trente ans de bagne. Puisque leur peine n’est pas à perpétuité, ils portent un bonnet phrygien rouge, en souvenir de la coutume antique. Mais, deux ans plus tard, la Ière République les libère et en fait des héros de la Révolution, dont le bonnet phrygien rouge devient le symbole. De simples noms retrouvés dans le registre du bagne, Daniel de Roulet a fait des personnages, pour leur redonner la parole. Puis dernière étape enfin, 1793, nouvelle révolution genevoise, qui cette fois peut triompher, en l’absence d’un roi de France pour venir au secours des patriciens.

 

Certes, ce triomphe fut éphémère. La Ière République prit bientôt un tournant réactionnaire, puis laissa place à l’Empire, et finalement à la Restauration. Ce n’est qu’en 1846 à Genève, en 1848 en Suisse, et plus tard encore en France, que la révolution bourgeoise réclama ses droits. La révolution bourgeoise seulement. La véritable révolution, celle pour laquelle Samuel Bouchaye et d’autres avaient lutté, reste encore à faire. Elle peut afficher le bonnet phrygien rouge sur ses drapeaux (il est présent sur les armoiries de la République de Cuba pour cette raison d’ailleurs). Le PST-POP l’a comme logo pour de bonnes raisons. Il incarne la mémoire d’une histoire révolutionnaire glorieuse, dont nous pouvons être fiers, et que nous devons absolument préserver.

 

Alexander Eniline

 

Daniel de Roulet, Le Bonnet rouge, éditions Héros-Limite, Genève, 2023, 160 p.

Le Manifeste d’Antonio Hodgers, un « écologiste » à la limite du climatoscepticisme

Le conseiller d’État vert genevois, récemment réélu, a récemment publié une petite brochure intitulée Manifeste pour une écologie de l’espoir, chez Georg Éditeur, et qui a fait grand bruit.

Comme preuve ultime de ses convictions écologistes, son Manifeste est imprimé en caractères verts. C’est pourtant tout ce qu’on trouvera de vert dans cette brochure.

 

La prémisse dont part Antonio Hodgers – pour que des changements radicaux pour faire face à l’urgence climatique puissent avoir lieu, il faut rendre ces changements désirables, plutôt que d’en appeler à la peur de l’avenir – pourrait en soi ne pas être mauvaise. Ce serait encore mieux si la matrice théorique de son raisonnement n’était pas trop souvent du niveau de la psychologie du dimanche, ou du sophisme.

 

C’est juste de dire aussi que l’urgence climatique est une question avant tout politique, plus que strictement scientifique. Le problème est la solution politique « désirable » que promeut Antonio Hodgers. Il prétend incarner une voie moyenne entre des tenants d’une écologie libérale, qui attendent des solutions qui viendront toutes seules du marché et de la technologie, et les mouvements comme celui de la Grève du climat, quoi promouvraient un récit apocalyptique et contre-productif.

 

Face aux premiers, il a le mérite de prôner des solutions politiques, jusqu’à des interdictions écologiques, notamment de certains types de consommation écocide. Mais, sur le fond, les solutions politiques qu’il promeut se limitent à poser des conditions cadres, pour ensuite laisser faire le marché, sans toucher aux multinationales, ni à la mondialisation. Bref, continuer le business as usual ou à peu près.

 

Mais il ne critique que peu ces tenants de l’écologie libérale, pour réserver l’essentiel de ses attaques aux mouvements pour le climat, qu’il réduit à la petite phrase de Greta Thunberg – « Je veux que vous paniquiez ! », à grand renforts de considération du niveau du café du commerce sur le rôle des récits apocalyptiques. Il y a là deux problèmes. Premièrement, c’est là déformer malhonnêtement la pensée de Greta Thunberg, plus encore celle de la Grève du Climat, qui a proposé nombre de solutions pour un avenir écologique désirable. Dont M. Hodgers ne peut pas ne pas être au courant, vus tous les efforts accomplis par la Grève du Climat pour négocier avec les autorités…dont avec lui personnellement. Il est vrai que ces solutions impliquent des changements systémiques, qui sont incompatibles avec les œillères libérales qu’il s’impose…alors il préfère faire comme s’il ne les avait pas entendues.

 

Second problème, le caractère apocalyptique du discours de la Grève du Climat est repris, tout simplement, des rapports du GIEC. Pour rendre son discours crédible, Antonio Hodgers est obligé de remettre en cause les acquis de la science. Ce n’est pas si grave pour la Suisse le réchauffement climatique, après tout, dit-il, dans le pire des cas, nous aurons un climat plus chaud et plus sec, comme au Sud de l’Italie. Il suffira alors de construire des retenues d’eau et de cultiver plus d’agrumes. On dirait que M. Hodgers ne lit simplement pas la presse, notamment sur ce qui se passe en Italie…

 

A noter une préface rédigée par Erik Orsenna, de l’Académie française, sur un ton obséquieux, au point où ça en est gênant : « chevalier du possible », « un esprit qui devrait, devra, gouverner nos existences »…même sous le régime du culte de la personnalité, les éloges à qui en bénéficie tendent à être plus sobres. 

 

Le Manifeste d’Antonio Hodgers illustre en tout cas bien l’impasse absolue, et qui pourrait bientôt devenir tragique, du capitalisme vert, qui fait partie du problème et non de la solution, et qui conduit, par refus des mesures radicales qui pourtant sont indispensables et urgentes, au bord du climatoscepticisme.

Il y a 80 ans était fondé le Parti du Travail genevois

 



Le 8 juin 1943 se réunit l’Assemblée constitutive du Parti ouvrier (PO), qui allait devenir un an plus tard la section cantonale genevoise du PST-POP. A l’article 2 de ses statuts, le nouveau parti se fixait les buts suivants : « Le Parti ouvrier a pour but la défense des intérêts matériels, spirituels et moraux de l’ensemble des travailleurs citadins et campagnards dans l’ordre politique, économique et social. Il collabore avec tout groupement poursuivant les mêmes buts ». Charles Gorgerat était élu président du PO.

 

Dans la formulation de ces buts statutaires, on en reconnaît sans peine la tradition politique. Et pourtant, beaucoup de choses y manquent : l’idée d’un parti de la classe ouvrière est là, mais pas de but final, ni de base idéologique explicite. C’est que la situation historique était particulière. La fondation du PO genevois, peu après celle du POP vaudois, était un premier pas en vue de la renaissance légale d’un mouvement politique que l’État suisse avait tenté d’éradiquer. Il convient ici de remonter un peu dans le passé.

 

Avant le Parti du Travail

 

Dans l’entre-deux guerres, la Suisse était traversée de tensions sociales aigues, entre une crise économique dont les classes populaires souffraient durement, une bourgeoisie tentée par le fascisme, et une classe ouvrière combative, mais dont les organisations ne l’étaient pas toutes : d’un côté, le PSS et l’USS, dont les dirigeants s’engageaient dans la collaboration de classe avec la bourgeoisie ; et de l’autre un Parti communiste (PCS), combatif minoritaire, et deux louables exceptions à l’intérieur du PSS, les sections Vaud et Genève. Dans ce dernier canton, le PS, avec à sa tête Léon Nicole, était un parti de lutte de classe, marxiste, et plutôt pro-soviétique. Les relations entre ces deux partis étaient compliquées, le PS regardant le PC de haut, et ce dernier critiquant le PS de façon non-objective, appliquant de façon peu pertinente des directives de la IIIème Internationale prenant peu en compte la diversité des réalités locales. Il faut dire que la grève générale de 1918, malgré la capitulation inconditionnelle après trois jours du Comité d’Olten qui la dirigeait – et qui aurait guère pu faire autrement en pratique, le prix à payer pour l’opportunisme et le réformisme du PSS et de l’USS avant la guerre étant que ces organisations n’étaient simplement pas préparées pour une véritable épreuve de force ; le mouvement ouvrier suisse avait besoin d’une régénération, que seul le marxisme-léninisme pouvait apporter – suite à l’ultimatum du Conseil fédéral, la bourgeoisie suisse n’en avait pas moins éprouvé de la peur, et réagi par une attitude ultra-réactionnaire confinant à la pathologie. Il faut dire aussi que la scission qui a donné naissance au PCS s’est faite trop à gauche : si elle a été importante en Suisse alémanique, seule des organisations extrêmement réduites se sont détachées du PS en Romandie, à Genève et Vaud surtout, alors que nombre de camarades qui auraient pu devenir communistes ont préféré rester au PS. Ce processus de séparation entre deux lignes était néanmoins inéluctable, et allait s’achever à la fondation du Parti du Travail.

 

L’aggravation de la crise, la montée du fascisme, et le tournant pris par le VIIIème Congrès de la IIIème Internationale en faveur de la politique du front commun, allaient les rapprocher. Ce qui allait se faire jusqu’au bout dans la clandestinité. C’est que la bourgeoisie suisse était tentée par un rapprochement avec le fascisme pour assurer sa domination. En 1937, le PC est interdit à Genève (et en 1940 dans toute la Suisse). Ses membres passent au PS. En 1939, le PSS exclut ses sections genevoise et vaudoise, qui forment la Fédération socialiste suisse, interdite à son tour en 1941. Le PS genevois actuel provient d’une scission de droite du parti dirigé par Léon Nicole. Et, le 21 juin 1941, 27 députés étaient exclus du Grand Conseil ; 270 citoyens étaient déclarés inéligibles. Les anciens membres du PC et du PS allaient devoir lutter ensemble dans la clandestinité, distribuant sous le manteau brochures et journaux imprimées sur des presses clandestines (publications qui seules en ces sombres années disaient la vérité sur la guerre, et qui pour cette raison se vendaient toujours très bien), en butte à la répression (des camarades étaient condamnés à des peines de prison fermes pour le seul délit d’opinion), pendant que la Suisse officielle travaillait sans scrupules pour le IIIème Reich.

 

Mais la situation change à partir de la bataille de Stalingrad. La bourgeoisie suisse commence à comprendre qu’elle a fait un mauvais pari en misant sur l’Allemagne. Les procès politiques s’enlisent peu à peu, et la répression se fait plus discrète. Néanmoins, les interdictions anti-communistes étaient toujours en vigueur. En 1943, la Liste du Travail, ne comptant que des candidats non frappés d’inéligibilité, obtint la première place aux élections municipales en Ville de Genève. Après la création du POP vaudois, puis du PO genevois, d’autres partis cantonaux sont fondés les uns après les autres.


En août 1944, est autorisée la publication de la Voix ouvrière, ancêtre Voix Populaire, magazine romand de notre Parti, dans lequel est imprimée une version abrégée du présent article. Le PO doit avoir au début une double direction : une officielle, composée de camarades nouveaux, épargnés par les interdictions, et qui est obligée de se réunir sous la surveillance de la police politique ; et une autre, composée de cadres issus des anciens PS et PC.

 

S’il fut désigné président du nouveau PO parce qu’il n’était pas touché par les interdictions, il convient de dire que le camarade Gorgerat (1900-1990) était tout sauf un simple prête-nom. Ce facteur, qui fut mis « au provisoire » (c’est-à-dire privé de possibilité d’avancement), sans toutefois être licencié, suite aux nouvelles mesures de répression anticommunistes qui firent place aux interdictions pures et simples, sera élu dans le premier Comité directeur du PST-POP, puis siégea au Comité central ; il fut conseiller municipal en Ville de Genève de 1943 à 1959 (et président du Conseil municipal en 1945-1946) ; député au Grand conseil de 1945 à 1969. Après sa retraite, il milita activement à l’AVIVO, et en fut le président au niveau genevois et suisse.

 

Des débuts triomphants

 

En 1944, à la fondation du PST-POP, le PO devient sa section cantonale genevoise et prend le nom de Parti du Travail (PdT). Le PdT était composé de militants de l’ancien PC, de ceux issus du PS, plus nombreux, ainsi que nombre de membres qui s’engageaient dans un parti politique pour la première fois. Le choix d’un nom autre que « parti communiste » reflétait toutefois plus les origines du nouveau parti que sa nature. Il n’est pas exact en tout cas de dire que le PST-POP était à sa fondation un « parti de rassemblement populaire » et non un parti communiste, qu’il voulait être ce large parti de rassemblement populaire, et que c’est malgré sa volonté initiale qu’il a fini par devenir un parti communiste lorsque les circonstances lui devinrent hostiles.




 

Jean Vincent (1906-1989), figure centrale du PCS, puis du PST-POP et de sa section genevoise, dirigeant national du Parti, député, conseiller national, orateur de talent, intellectuel d’une immense culture, théoricien marxiste profond, explique les raisons du choix de ce nom dans son livre de souvenirs, Raisons de vivre :

 

« Donc cette union se fit, se scella. Il fallait baptiser le nouveau parti. S’il fut nommé Parti du Travail et non Parti communiste, ce ne fut ni par crainte (on vient de voir qu’elle était assez peu commune) ni par calcul, ni par une manière de ruse politique (qui eût été parfaitement inutile), mais parce que, réellement, il était composé de communiste et de socialistes et que, la plupart du temps, les seconds étaient beaucoup plus nombreux que les premiers ».

 

Le PdT n’aurait pas pu s’appeler « Parti communiste », car il n’était pas le continuateur direct du PCS d’avant-guerre, ni n’était à proprement parler un parti communiste au sens strict que ce terme avait pour désigner les sections de la IIIème Internationale (la volonté de ses fondateurs était de créer un parti moins rigide et plus large, plus ouvert). Mais en un sens à peine plus large, le PdT était indiscutablement un parti communiste, ce qu’il n’a jamais cessé d’être. La base idéologique marxiste du PST-POP ; sa solidarité avec les pays socialistes et le mouvement communiste international ; sa perspective de classe, sa vocation de bâtir le socialisme en Suisse ; tous ces éléments se sont très vite affirmés dans sa pratique comme dans ses publications. Et lorsque le PST-POP se dota d’un programme politique en 1959, celui-ci se fondait explicitement le marxisme-léninisme.

 

En 1945, les interdictions sont levées, et le PdT peut se présenter aux élections cantonales, sans aucune restriction quant à ses candidats. Il réalisera 36% des voix, un score qui fut en-deçà des attentes de Léon Nicole, qui avait surestimé la portée de l’espoir de changement dans l’immédiat après-guerre, et avait escompté une majorité absolue pour le seul PdT. Les dirigeants issus de l’ancien PCS avaient, eux, une vue plus réaliste du rapport de forces. Ce score fut le meilleur jamais réalisé par le PdT. A son apogée, le PdT compta un peu plus de 3'000 membres (contre 20'000 pour le PST-POP dans son entier).

 

Le grand Parti de la classe ouvrière de Genève

 

Malheureusement, ce climat d’optimisme d’après-guerre n’allait pas durer. Car les puissances impérialistes s’engagèrent très vite dans une politique de guerre froide contre l’URSS. Suivit un raidissement violemment anticommuniste de la bourgeoisie suisse. Dès le début des années 50, un climat de persécutions causa des dégâts considérables au PST-POP en Suisse alémanique. Dès la fin des années 40, les effectifs du PST-POP déclinent du fait de ce climat politique devenu plus hostile. Les faits les plus graves se passèrent en 1956, du fait de l’intervention de l’URSS en Hongrie pour empêcher une contre-révolution avec la restauration du capitalisme pour objectif, même si la direction du Parti et de l’État locale, avec Mathias Rakoczy à sa tête (qui devra émigrer en URSS après les faits) était entièrement fautive. Quand bien même le PST-POP n’y était pour rien, la bourgeoisie suisse déchaîna des persécutions anticommunistes délirantes suite à ces événements. Des véritables pogroms anticommunistes eurent lieu en Suisse, qui brisèrent ou presque l’organisation de notre Parti en Suisse alémanique, et les sections cantonales y furent obligées de se replier sur elles-mêmes (quand des cadres devaient fuir en Allemagne de l’Est pour assurer leur sécurité physique, ce dont l’histoire officielle n’aime guère parler). Des événements tragiques, voulus par la bourgeoisie suisse, dont le PST-POP subit encore les conséquences.

 

Ces méthodes furent impuissantes face au PdT, qui était devenu le grand parti de la classe ouvrière de Genève, dépassant le PS en termes d’effectifs (sans en arriver aux 3000 membres du tout début, notre Parti en compta longtemps plus d’un millier) et de scores électoraux pour des années. En 1956, certes, des milieux réactionnaires tentèrent certes, après une action en faveur de l’opposition hongroise et d’une prière collective, de saccager les locaux de la COOPI, l’imprimerie de notre Parti (qui existerait toujours aujourd’hui avec un peu de volonté politique dans les années 90). Mais des camarades surent la défendre, casques sur la tête et battes de baseball à la main, contre les réactionnaires déchaînés, face à une police bourgeoise volontairement passive, et qui n’a consenti à intervenir que lorsque nos camarades l’ont averti qu’il risquait d’y avoir des morts dans le camp d’en face…

 

Si le PdT a pu résister aux pires épreuves, c’est aussi parce que Genève était à cette époque une ville industrielle, passé dont son urbanisme présente de nombreux vestiges. Le PdT était fort de son implantation dans les usines. La section genevoise du PST-POP a longtemps compté des groupes d’entreprise, qui ont fait sa force et qui ont pu forcer la main à des syndicats qui autrement auraient choisi la voie de la collaboration de classe plutôt que de la lutte. L’appareil syndical social-démocrate fut également impuissant à éliminer les communistes des syndicats à Genève, du fait de la force de notre Parti. Le PdT comptait des sections locales dynamiques et réparties sur pratiquement tout le canton, avec une base dévouée et disciplinée, ce qui garantissait son ancrage sur le terrain. Ce qui permettait également de réaliser des ses scores électoraux longtemps élevés. Avec des élu-e-s combatifs et engagés pour le progrès social à la clé. Parmi les succès électoraux passés du PdT, il convient de citer l’accession de Roger Dafflon au Conseil administratif de la Ville Genève en 1970, et que ses collègues rechignèrent, au mépris des usages, à laisser devenir maire de Genève pendant des années. Un maire communiste à Genève, c’était en effet un événement.

 

Notre Parti s’était engagé dans de nombreuses luttes, contre la réaction, et pour le progrès social. Des luttes qui parfois furent directement victorieuses, et même lorsqu’elles ne le furent pas, forcèrent souvent les autorités à aller un peu dans le sens des propositions du PdT. L’AVS, les congés payés, et tant d’autres réalisations sociales n’existeraient pas sans l’action de notre Parti. Que le canton de Genève soit toujours aujourd’hui moins réactionnaire que d’autres est une trace de l’action passée du PdT.

 

Le PdT c’était aussi un intense travail social : les permanences de remplissage des déclarations d’impôt, qui est un service précieux rendu à la population pour un tarif modique, et qui permettait également de conseiller les personnes sur nombre de problèmes sociaux, et qui est un activité que le Parti peut être fier d’avoir réussi à maintenir jusqu’à présent ; ainsi qu’un service social, une aide administrative face à un appareil d’État qui n’aide pas les personnes à faire valoir leurs droits, bien au contraire. Parmi les grands succès au niveau social de notre Parti, il convient ici de citer la création de l’AVIVO, une association qui continue de jouer un rôle indispensable. Le PdT c’était aussi des grandes fêtes populaires, la célèbre Kermesse surtout, à une tout autre ampleur que ce qu’il peut se permettre maintenant. Ce, parmi de nombreuses autres activités.

 

Vers des temps plus difficiles

 

Manifestement, le PdT n’est plus aujourd’hui le grand parti de la classe ouvrière du canton de Genève qu’il fut autrefois. Ce déclin fut progressif, et, bien que les causes en étaient connues, le Parti ne put en empêcher les conséquences d’advenir. C’est d’abord un changement de la structure sociale du canton de Genève qui allait provoquer l’affaiblissement du PdT. Après la fermeture des usines dans les années 70 (délocalisées en Suisse alémanique) et la tertiarisation progressive de l’économie, ce ne fut plus pareil. Dans les bureaux, la dynamique était autre, et le PdT ne réussit pas à s’y implanter. De ce fait, le renouvellement de la base du Parti devint plus difficile, et ses effectifs devinrent vieillissants et s’étiolèrent lentement. 

 

Les vicissitudes du mouvement communiste international, la contre-révolution en URSS et dans la plupart des pays anciennement socialistes, la grande régression néolibérale, furent autant de coups durs pour le PdT. Le PST-POP était mis en difficulté par ce vent mauvais. Le fait de maintenir un lien proche avec le PCUS jusqu’au bout, jusqu’à sa disparition, et de se laisser influencer par sa dérive du temps de la Perestroïka n’aida pas non plus. Le PST-POP renonça au marxisme-léninisme en 1982, puis au centralisme démocratique en 1990, et adopta en 1991 un programme politique (théoriquement toujours en vigueur, même si plus personne ne s’y réfère plus), qui était plus une réaction de traumatisme face à la contre-révolution qui balayait le système des États socialistes qu’un programme politique révolutionnaire. Notre Parti entamait de ce fait le tournant des années 90 dans de mauvaises conditions, doutant de lui-même et de son projet politique. Les propositions de dissolution de notre Parti dans un vague machin unifié de la gauche radicale furent ainsi régulièrement prônées par certains de ses membres, jusqu’à la fin des années 2000, même si, heureusement, elles furent toujours refusées, et ne seraient plus envisageables aujourd’hui.

 

En 1989, le PdT frôla le quorum de 7% par le haut, mais c’était de justesse. Continuer à se présenter seul aux élections devenait risqué. C’est pourquoi, en 1993, le PdT conclut une coalition électorale, avec solidaritéS et des indépendants, sous le nom d’Alliance de Gauche. Un choix qui s’avéra payant d’abord : la liste commune remporta 21% des suffrages aux élections cantonales. Mais, à terme, cette politique des alliances conduisit à un certain effacement du Parti au profit de l’entité qu’est devenue la coalition, et à sa focalisation sur le parlementarisme, ce qui amplifia ses difficultés et son affaiblissement progressif. Et cette coalition, ou plutôt les coalitions successives, devint vite un piège mortel, du fait des méthodes détestables de certains individus, dont nous ne parlerons pas ici, car ils ne valent pas la peine d’être cités dans cet article. Toujours est-il que le PdT aborda le tournant du troisième millénaire dans un état de grave affaiblissement, vivant même une crise aiguë en 2009, par la faute d’éléments nuisibles qui avaient pu s’y infiltrer, et qui faillit presque lui être fatale.

 

Un Parti qui représente l’avenir malgré tout

 

Néanmoins, le PdT est toujours debout après cette période difficile, et a entamé un patient travail de reconstruction après cette crise. Ce en restant fidèle à ses racines, à ce qu’il a toujours été, en s’inspirant, dans des conditions nouvelles, de ce qu’il avait été naguère. Ce travail de reconstruction de l’organisation du Parti, de clarification idéologique, ne fut pas toujours facile, mais il finit par payer. Aujourd’hui le PdT est renforcé, ses rangs ont été rajeunis, la fondation des Jeunes POP Genève lui a donné un nouveau souffle, et il peut envisager l’avenir avec optimisme et détermination (cf. le communiqué sur le dernier Congrès cantonal en page 2). La perte – certainement provisoire – de tous ses mandats électoraux constitue une difficulté supplémentaire, elle signifie aussi la fin d’un cycle, la rupture avec une équipe de personnages peu recommandables qui monopolisaient les sièges parlementaires de la coalition Ensemble à Gauche, et dont les manigances avaient fini par faire perdre tout son sens à cette présence au parlement. La rupture avec ces individus constitue au fond une opportunité, la possibilité de repartir sur des bases saines. 

 

Beaucoup de choses ont changé en 80 ans. A certains égards, nous vivons dans un monde très différent de celui de 1943. Mais les raisons qui ont amené à la fondation de notre Parti restent inchangées aujourd’hui, et l’espérance qui animait ses fondateurs, leur combat, même s’il n’a pas pu triompher alors, restent toujours les nôtres aujourd’hui. C’est en restant fidèle à ce qu’il fut autrefois, en demeurant ferme sur ses principes, fidèle à sa tradition, à l’idéologie révolutionnaire qu’est le marxisme-léninisme, tout en sachant être souple et ouvert aux réalités nouvelles que notre Parti peut jouer son rôle historique. Car, aujourd’hui que le capitalisme conduit à toute vitesse l’humanité vers l’abîme, son remplacement pour une nouvelle société socialiste, qui pourra enfin réaliser la justice social dans le respect des équilibres naturels, est plus indispensable et urgent que jamais.

 

Alexander Eniline

 

Version amplifiée de l’article paru dans le n° 16 de Voix populaire, le magazine en langue française de notre Parti, successeur de la Voix ouvrière, fondée en 1944

 

Pour en savoir plus :

 

U André Rauber, Histoire du mouvement communiste suisseDu XIXe siècle à 1943, Tome I, Éditions Slatkine, Genève, 1997

U André Rauber, Histoire du mouvement communiste suisseDe 1944 à 1991, Tome II, Éditions Slatkine, Genève, 2000

U Jean Vincent, Raisons de vivre, Éditions de l’Aire, Lausanne, 1985

14ème Fête des peuples sans frontières : apprendre des succès et des échecs du passé pour construire l’avenir

 



Il y a 80 ans, le 8 juin 1943, était fondé le Parti ouvrier, qui devient une année après le Parti du Travail, section genevoise du PST-POP.

 

Et il y a 50 ans, le 11 septembre 1973, qu’un coup d’Etat, orchestré par la CIA, avec la collaboration d’une oligarchie locale et d’un commandement militaire réactionnaire,  renversait le président Salvador Allende, démocratiquement élu par le peuple chilien,  mettant ainsi fin à l’expérience de l’Unité populaire, et à la perspective d’une transition démocratique au socialisme qu’elle portait, mettant à la place la sanguinaire dictature du général Augusto Pinochet,  à l’ombre de laquelle des économistes comme Milton Friedman, allaient imposer pour la première fois à un peuple les recettes empoisonnées du néolibéralisme.

 

C’est autour de ces deux anniversaires, l’un glorieux, et l’autre terrible,  que le Parti du Travail a décidé de structurer le programme de la 14ème édition la Fête des peuples sans frontières, traditionnelle fête annuelle de notre Parti, dédiée à l’internationalisme.

 

1943 et 1973, ces deux années marquent en quelque sorte le début et la fin d’un cycle.

 

1943, c’était la bataille de Stalingrad, le tournant de la Deuxième Guerre mondiale, à partir duquel il devint clair  pour tout le monde que les forces de la pire réaction, incarnées par le Troisième Reich et ses alliés, allaient perdre, et que l’Europe allait être libéré par l’Armée rouge, que le premier État socialiste de l’histoire non seulement  ne serait pas anéanti, mais triompherait.

 

Tous les espoirs semblaient alors permis, les peuples aspiraient au changement, voulaient que l’avenir soit meilleur que le passé, que la défaite du nazisme ouvrirait la porte à une ère de progrès social. Le Parti du Travail est né dans cette ambiance d’optimisme, avec pour objectif de faire de ces espérances une rélité.

 

Mais, hélas, cet optimisme de  la seconde moitié des années 40 n’alllait pas durer. Bientôt, lui succèda la Guerre froide. Toutefois, si en Europe occidentale et en Amérique du Nord, la bourgeoisie parvint à garder la main, moyennant quelques concessions à sa classe ouvrière (assez peu d’ailleurs en Suisse, qui est resté un pays socialement très retardataire), au plan mondiale la tendance était posititive : extension du système des États socialistes, décolonisation, expériences progressistes…

 

Le coup d’État de Pinochet marqua la fin de ce cycle et le début d’une ère de réaction : contre-révolutions,  dictatures militaires, régression néolibérale, néocolonialisme, puis disparition de l’URSS et de la plupart des pays socialiste et démantèlement par la bourgeoisie des concessions qu’elle avait dû faire.

 

On peut dire aussi que c’est parce que les changements gagnés dans l’après-guerre ne furent que partiels, qu’ils n’allèrent pas jusqu’à renverser le système capitaliste, et se limitèrent, dans les pays d’Europe occidentale du moins, à des progrès sociaux et démocratiques dans le cadre du capitalisme, qu’ils restèrent précaires et purent être ainsi remis en cause.

 

La  non réalisation du socialisme a conduit au fascisme du général Pinochet. Le programme politique de la 14ème Fête des peuples sans frontières est aussi une occasion d’apprendre des succès et des échecs du passé – la table ronde sur la répression organisée par les Jeunes POP s’inscrit aussi dans ce cadre, afin de se donner les moyens de réaliser les objectifs exaltants pour lesquels notre Parti avait été fondé.